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Alain Bornarel
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Alain Bornarel est ingénieur de l’École centrale Paris. Il fonde le bureau d’études TRIBU en 1986, spécialisé sur l'approche développement durable des projets urbains et des bâtiments. En 2018 il co-écrit avec Dominique Gauzin-Müller et Philippe Madec le manifeste pour une frugalité heureuse et créative. Il cofonde l'ICEB (Institut pour la Conception Écoresponsable du Bâti) et est le créateur organisateur du OFF du DD, il reçoit en 2007 la médaille d’argent de l’Académie d’Architecture.

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Peux-tu te présenter ?

 

Bonjour, je suis Alain Bornarel, ingénieur formé à l’École Centrale. J'ai commencé ma carrière au sein d’un cabinet d’architecture où, dans un premier temps, j’ai travaillé sur des projets d’urbanisme, puis sur la conception et le suivi de chantiers, et ce pendant une dizaine d’années.

Ensuite, j’ai exercé quelques années comme ingénieur béton avant de me tourner vers la thermique du bâtiment au début des années 1980. Cette période marquait un tournant, car les questions énergétiques et thermiques devenaient primordiales et constituaient un moteur important d'innovation dans le secteur. Jusque-là, l'innovation en bâtiment était principalement centrée sur les structures et les techniques de construction porteuses. Mais à partir des années 1980, l’optimisation thermique et les économies d’énergie ont commencé à orienter le développement des techniques dans le domaine.

J’étais particulièrement intéressé par ces approches nouvelles et non conventionnelles, ce qui m’a conduit à fonder, en 1986, la société Tribu (1) avec trois autres associés, dont Bernard Sesolis (2), qui poursuit encore aujourd'hui son engagement dans ce secteur, tout comme moi.

Un point important dans mon parcours a été ma participation, pendant deux ans, au Plan Construction, dans le cadre d'un programme dirigé par Gilles Olive (3), axé sur les économies d’énergie dans le bâtiment. Puis, en 1990, chez Tribu, nous avons commencé à réfléchir aux évolutions du secteur. Très vite, il nous est apparu que l’intérêt pour les questions énergétiques fluctue selon le coût de l'énergie : dès que celui-ci baisse, le sujet semble moins mobiliser.

En 1990, nous avons organisé un séminaire interne pour évaluer la situation autour de nous. Nous avons alors pressenti que les enjeux environnementaux allaient, non pas remplacer, mais bien accompagner les questions énergétiques dans le domaine de l'innovation en bâtiment. C’est ainsi que nous avons décidé de nous positionner sur ce créneau environnemental, alors même qu’en France, ce domaine en était encore à ses balbutiements. Nous avons observé des initiatives pionnières à l’étranger, notamment en Angleterre, avec des projets de ventilation naturelle (4), ou encore dans le Vorarlberg (5), en Autriche. Nous nous sommes formés pendant plusieurs années, bien que dans notre travail quotidien, Tribu demeurait principalement axé sur les économies d'énergie, tout en se préparant à intégrer cette dimension environnementale.

En 1992, le Plan Construction et Architecture (6) a lancé un programme, auquel nous avons pris part. Ce programme rassemblait des institutions majeures, comme le CSTB (7), le syndicat et l’Ordre des architectes, la Fédération du bâtiment, les ministères concernés, ainsi que l’ADEME (8). Une dizaine de professionnels engagés, parmi lesquels des architectes et ingénieurs, participaient également à cette réflexion.

Vers 1997, les premières opérations environnementales ont commencé à émerger, notamment en région Nord-Pas-de-Calais. Cette année-là, le concours pour le lycée de Calais a été lancé, et nous avons intégré une équipe aux côtés de l’architecte Lucien Kroll. Bien que nous n’ayons pas remporté ce projet, l’année suivante, nous avons participé au concours pour le lycée Jacquard à Caudry, que nous avons remporté. Ce fut notre première réalisation véritablement environnementale.

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1. Structuré en SCOP, TRIBU est un bureau d’études indépendant animé par un engagement : créer un cadre de vie sain et confortable pour toutes et tous, sans compromettre la qualité de vie des générations futures.

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2  Bernard Selosis

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3 Gilles Olive

4. La ventilation naturelle repose sur un principe physique simple : l’air chaud, plus léger que l’air froid, monte et génère un tirage d’air naturel dans le logement. Un balayage permanent est ainsi créé dans le logement et l’aération naturelle est mise en place. L’air extérieur entre dans les pièces principales et se déplace vers les pièces humides (cuisine, WC, salle de bains) et plus chaudes

5 Le Vorarlberg, petit Land à la pointe occidentale de l'Autriche, est actuellement l'exemple le plus convaincant de la mise en pratique d'un développement écoresponsable à l'échelle d'un territoire européen. Cette expérience, stimulante pour tous les professionnels, montre qu'il est possible de construire, pour un budget raisonnable, des bâtiments écologiques et énergétiquement efficaces sans ostentation. Le Vorarlberg est devenu un laboratoire mondial de l’architecture durable, il faut remonter aux années 80. Un groupe de jeunes architectes et charpentiers, mais aussi d’élus écologistes, appelé « Vorarlberger Baukünstler » (les artistes bâtisseurs du Vorarlberg), entre en réaction contre l’homologue autrichien de l’ordre des architectes, jugé trop conservateur. Ce schisme fondateur ouvre la voie à d’autres façons de penser le développement du territoire alors que la région, comme le reste de l’Europe, est en plein essor économique consécutif à l’après-guerre

6  Les actions du Plan Construction, piloté par un comité directeur et un secrétariat permanent, s’articulent autour de groupes de travail thématiques dont le nombre s’accroît de treize à vingt entre 1971 et 1977 au fur et à mesure que de nouvelles missions lui sont attribuées. Son champ d’intervention s’est significativement élargi au fil des ans, comme en témoignent ses dénominations successives : en 1988, il devient le Plan Construction et Architecture (PCA), puis en 1998, fusionne avec le Plan Urbain pour donner naissance au Plan Urbanisme Construction Architecture (PUCA). 

9.  Lucien Kroll

Nous avons perdu le concours pour le lycée de Calais parce que l’architecture de Lucien Kroll, avec son style unique et sa vision très diversifiée des espaces, ne correspondait pas aux standards de l’Éducation nationale. Lorsque les représentants de l’établissement ont découvert le projet de cour qu'il avait imaginé – un espace riche en diversité, avec des recoins et des espaces variés – cela a suscité des réactions très vives, presque alarmées.

Ainsi, lorsque le concours pour le lycée de Caudry a été relancé avec la même équipe, nous avons tous convenu avec Lucien Kroll qu'il faudrait cette fois respecter les attentes officielles pour maximiser nos chances de succès. Nous lui avons dit : « Cette fois-ci, on veut gagner, alors réalise une cour comme celle que l’Éducation nationale attend. » Il a alors dessiné une cour classique, à la manière de Jules Ferry, avec des platanes bien alignés. C’est finalement ce respect des codes de l’Éducation nationale qui nous a permis de remporter le projet.

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9.Lucien Kroll + Tribu, lycée HQE Jacquard, Caudry, France, 1997 - © Bernard

Tu as coécrit le Manifeste de la Frugalité Heureuse et Créative. T’attendais-tu à un tel écho au sein de la profession ? Peux-tu nous raconter un peu la genèse de ce projet et expliquer pourquoi il était important, à ce moment-là, de poser une vision théorique ?

 

Le Manifeste pour une frugalité heureuse et créative (10) est né dans un contexte particulier. Fin 2017, début 2018, les effets du changement climatique étaient déjà bien perceptibles, et plusieurs manifestes, tribunes et textes signés par des professionnels et des scientifiques avaient émergé pour tirer la sonnette d’alarme. Ce contexte a été amplifié par le départ de Nicolas Hulot du gouvernement, qui a souligné l’insuffisance des « petits pas » face aux défis climatiques. Cependant, dans le secteur du bâtiment, malgré sa responsabilité importante — environ 40 % des émissions de gaz à effet de serre — rien de concret n’avait été lancé, que ce soit du côté des architectes, ingénieurs, ou maîtres d’ouvrage.

C’est ce constat qui a poussé Philippe Madec, Dominique Gauzin-Müller et moi, deux architectes et un ingénieur, à nous mobiliser. Nous avons ressenti la nécessité d’écrire noir sur blanc la responsabilité des bâtisseurs face à cette crise, et de proposer des pistes pour y répondre. Le manifeste a été publié début janvier 2018 et a connu un succès immédiat, bien au-delà de nos attentes, avec des milliers de signatures dès les premières semaines.

Un des aspects les plus surprenants a été la diversité des premiers signataires : de nombreux architectes de campagne, par exemple, qui se sont reconnus dans cette démarche. Beaucoup d’entre eux, jusque-là isolés, ont trouvé dans le manifeste un moyen d’échanger et de se connecter avec des confrères partageant des pratiques similaires. Par la suite, le profil des signataires s’est diversifié, attirant également des non-professionnels qui trouvaient dans le manifeste une réflexion en adéquation avec leurs propres valeurs.

L’autre surprise a été l’internationalisation du mouvement. Des professionnels de divers pays, en l’absence de démarches similaires localement, ont rejoint notre cause.

 

Rapidement, des groupes se sont formés, d’abord en Bretagne, puis en Lorraine, en Alsace, et en région Rhône-Alpes. Aujourd’hui, le manifeste compte environ 16 500 signataires et continue d’en attirer chaque jour. On recense une quarantaine de groupes en France métropolitaine, quelques-uns dans les DOM-TOM, et d’autres à l’étranger, notamment en Belgique, en Suisse, au Maroc et au Vietnam.

Au sein de ce mouvement, des groupes transversaux ont également vu le jour, rassemblant des professionnels de domaines variés souhaitant approfondir leurs réflexions ensemble. Par exemple, un groupe de maîtres d’ouvrage a réuni des collectivités territoriales et des promoteurs privés pour réfléchir aux enjeux de la frugalité dans la construction. Un autre groupe s’est lancé dans un projet de cartographie des ressources frugales, englobant les ressources matérielles et humaines disponibles à l’échelle nationale.

Aujourd’hui, le manifeste fonctionne comme un véritable think tank pour les métiers de la construction. Nous avons organisé trois rencontres nationales qui ont nourri des débats enrichissants et débouché sur des projets concrets. Par exemple, nous avons publié un livre collectif intitulé La commune frugale (11), réunissant 80 auteurs pour réfléchir à la frugalité à l’échelle des territoires. Nous travaillons actuellement sur un autre ouvrage qui abordera la dimension économique de la frugalité et répondra à une question courante : « Combien ça coûte ? ».

Enfin, les groupes jouent un rôle de relais dans les territoires où les événements et conférences sont moins fréquents qu’à Paris ou dans les grandes villes. Par exemple, le groupe Trégor en Bretagne (12) a organisé récemment plusieurs journées autour du réemploi, et a même fait venir une exposition du Pavillon de l’Arsenal (13) sur le sujet.

Les groupes régionaux se sont-ils formés de manière indépendante ?

 

La structuration du manifeste repose sur une organisation strictement horizontale, à laquelle nous tenons fermement. Le manifeste est soutenu par trois piliers. Le premier, ce sont les signataires, qui représentent notre légitimité. Il s’agit de toutes les personnes qui ont adhéré aux valeurs portées par ce texte. Ensuite, il y a les groupes, que je considère comme le véritable cœur du manifeste. Ils se forment et se structurent de manière libre, selon leurs envies, et la plupart du temps, restent informels. Enfin, nous avons une association, nécessaire pour certains aspects pratiques. Par exemple, lorsqu’il s’agit d’organiser une réunion, souscrire une assurance ou gérer le budget d’événements comme les rencontres, il est indispensable d’avoir une structure formelle pour assumer ces responsabilités administratives. L’association joue ce rôle, avec un conseil d’administration qui fait également office de comité de coordination pour les groupes. Cette structure permet de coordonner et d’impulser des initiatives tout en préservant le caractère horizontal du fonctionnement. À ce jour, seul un groupe a choisi de créer sa propre association locale ; tous les autres opèrent de manière informelle.

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11. Commune Frugale

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La notion de frugalité n'est pas forcément évidente à appréhender, que signifie ce terme selon toi ?

 

Alors, qu'est-ce que la frugalité ? C’est une vaste question ! D'abord, nous avons choisi de parler de frugalité plutôt que de sobriété, et ce n’est pas un hasard. Pour bien comprendre, il faut remonter un peu à l’origine, avec l’ICEB (14) (Institut pour la Conception Écoresponsable du Bâti). En 2014, ils ont publié les résultats d'un groupe de travail qui cherchait à définir le bâtiment « passif » (15) : un bâtiment qui puise dans les ressources climatiques de son environnement pour fonctionner, dans le sens strict du terme. Mais, très vite, on a réalisé que le terme « passif » était (16) trompeur en français, notamment à cause de son association avec le label « Maison passive », qui impose l’usage d’une ventilation mécanique double flux – un système actif, en réalité. De plus, ce modèle de bâtiment uniforme, peu importe la localisation (Stuttgart ou Valence en Espagne, par exemple), allait à l’encontre de notre vision qui nécessitait une forte adaptation au contexte local. C’est donc à partir de là que nous avons opté pour le terme « frugalité », qui avait déjà été exploré dans les ouvrages de Navi Radjou (17) sur l’innovation frugale et de Jean Haëntjens (18) sur la ville frugale.

 

Lorsque nous avons lancé le manifeste, nous avons hésité entre sobriété et frugalité, mais nous avons vite tranché pour la frugalité, car elle nous paraissait plus juste. Ce n’était pas non plus une volonté d’être confondus avec la « sobriété heureuse » de Pierre Rabhi (19), qui ne correspondait pas tout à fait à notre vision. Le terme « frugalité » est riche de sens : étymologiquement, il vient de fructus, signifiant « fruit » ou « bonne récolte ». C’est intéressant car cette idée de bonne récolte renvoie à une récolte qui nourrit sans appauvrir le territoire. Ainsi, la frugalité inclut une approche du territoire, ce qu’on ne retrouve pas forcément dans la sobriété.

Alors, qu’intègre cette conception de la frugalité ? Premièrement, elle refuse les décisions « monocritères », qui font tant de mal aujourd’hui. En tant que professionnels, nous devons prendre des décisions « multicritères » avec une approche holistique : considérer chaque critère et leurs interactions, sans les hiérarchiser, pour faire les meilleurs choix. C’est ce cadre général de la frugalité : une vision holistique et complexe de la réalité.

Ensuite, la frugalité consiste à « faire mieux avec moins ». C’est pour cette raison que nous avons ajouté « heureuse et créative » au mouvement de la frugalité, pour montrer qu’il ne s’agit pas d’appauvrir ou de restreindre, mais d’enrichir. La frugalité, c’est trouver quelque chose de plus. « Faire mieux », cela peut signifier offrir une meilleure qualité d’ambiance, créer des espaces plus intéressants… Quant au « avec moins », il ne se limite pas aux matériaux. Bien sûr, les matériaux biosourcés et le réemploi sont importants car ils réduisent l’impact environnemental, mais il faut aussi se rappeler que « avec moins » passe par une approche bioclimatique et la réduction des besoins énergétiques.

 

Enfin, la frugalité inclut le territoire. Trop souvent négligé, cet aspect souligne que le bâtiment participe au développement économique et social local. Par exemple, si je choisis la paille pour un projet, est-ce principalement parce qu’elle est renouvelable ? Ou parce qu’elle est un matériau local, favorisant les circuits courts et créant un lien entre l’agriculteur, le charpentier, et le chantier ? Bien sûr, c’est un mélange de tout cela, mais le développement local est, en soi, un objectif essentiel.

Voilà ce que représente pour moi la frugalité. Si tu posais la même question à Philippe Madec ou à Dominique Gauzin-Müller, tu aurais sans doute des réponses nuancées, mais la philosophie globale reste la même.

Est-ce qu'on peut répondre aux enjeux de demain avec les standards des bâtiments d'aujourd'hui ?

Non, bien sûr que non. Personnellement, ce qui m’a conduit à la frugalité, c’est une expérience marquante dans ma carrière. Vers les années 2010, il y a eu une mode des bâtiments à énergie positive, ou BEPOS (20), qui, en réalité, n’étaient pas toujours positifs en énergie. À ce moment-là, on les a rebaptisés « bâtiments ZEN », pour zéro énergie. On a conçu une dizaine de ces bâtiments qui, effectivement, étaient neutres en énergie, en émissions de CO₂ et même en déchets nucléaires liés à leur consommation électrique.

Cependant, en regardant aujourd'hui ce qu'ils sont devenus, on observe des différences marquantes. Prenons deux exemples : une école en région parisienne, bien connue d’Emmanuel Patte de Méandre etc, et un bâtiment de 20 000 m² de bureaux pour Bouygues Immobilier à Meudon. Tous deux sont des bâtiments à énergie positive, mais avec des résultats très différents. Le bâtiment de Bouygues fonctionne parfaitement, tandis que l’école, elle, ne fonctionne pas du tout comme prévu. Pourquoi ? Tout simplement parce que, dans le cas du bâtiment de Bouygues, trois personnes sont constamment sur place pour assurer la gestion, la maintenance, l’entretien et la sensibilisation des utilisateurs. À l’inverse, l’école est gérée par trois ou quatre agents du service technique de la ville, qui doivent gérer plusieurs dizaines de bâtiments aux systèmes et typologies variés. Ils n’ont donc pas le temps de s’occuper spécifiquement de l’école, qui n’est pas entretenue comme elle le devrait, et les résultats sont catastrophiques.

Pour moi, cette expérience a été une vraie étape de réflexion. Je me suis dit : on conçoit des projets parfaits sur le papier, avec des calculs d’ingénieurs impeccables, mais, dans la réalité, c’est trop complexe à gérer et à entretenir. Un autre exemple : chez TRIBU, nous réalisons beaucoup de systèmes de ventilation naturelle par tirage thermique. Cela suppose de réguler les débits d’air en temps réel, ce qui nécessite des sondes de vitesse, des automates programmables et des moteurs linéaires pour ajuster les clapets. C’est une catastrophe. On ne maîtrise pas ce genre de système dans le bâtiment. À l’inverse de l’industrie, où un algorithme peut être reproduit plusieurs fois, dans le bâtiment, chaque local nécessite des ajustements : celui-ci est au sud, celui-là au nord ; l’un fait 50 m², l’autre 75 m², etc. Cette complexité mène facilement à l’échec : le moindre réglage incorrect peut tout perturber.

Les exemples ne manquent pas pour illustrer pourquoi les standards actuels peinent à se maintenir dans le temps. Prenons le cas des moucharabiehs de l’Institut du Monde Arabe (IMA) (22) : une idée géniale, mais qui n’a jamais fonctionné comme prévu, à tel point qu’ils ont fini par les bloquer. Et je n’ai même pas abordé les matériaux. Aujourd’hui, le béton domine, avec ses avantages, certes, mais il reste presque hégémonique, malgré une montée du bois et d’autres matériaux renouvelables. Pour faire évoluer ces pratiques, il y a deux solutions : celle des fabricants, qui consiste à proposer du béton « bas carbone ».

 

D'accord. En ce qui concerne le béton bas carbone, il est vrai qu'on peut espérer des gains de 20 à 30 %, voire un maximum de 36 %. Cependant, dans la pratique, on tourne souvent autour de 20 %, ce qui n'est pas à la hauteur des enjeux actuels. Même si certains annoncent des chiffres impressionnants, ces résultats reposent sur une sorte d'affabulation : ils attribuent les émissions de carbone du laitier de haut fourneau uniquement à la fonte produite, sans tenir compte des impacts du laitier utilisé pour remplacer une partie du ciment. Cela signifie qu'on peut annoncer des chiffres, mais qui n'ont aucune véritable valeur.

Pour répondre aux défis de demain, il est essentiel de comprendre que ces enjeux ne se limitent pas au CO₂. Un véritable défi se pose sur les ressources, car notre planète ne peut plus supporter une extraction sans limite. De nombreux matériaux utilisés dans le bâtiment proviennent de ressources limitées, d'où l'importance de s'orienter vers d'autres types de matériaux. Cela explique le succès croissant des matériaux biosourcés. Il est donc nécessaire d'opérer un changement de standard, un processus déjà amorcé.

Je suis plutôt optimiste, même s'il y a des hauts et des bas. En ce moment, nous traversons une période difficile, notamment à cause des problèmes liés aux incendies et à la doctrine des pompiers, ce qui signifie qu'il faudra mener quelques combats pour avancer.

13. Carte des ressources du territoire lorrain, document en cours d'élaboration par le groupe « Lorraine » du Mouvement pour une frugalité heureuse et créative.

15. La notion d’habitat passif ou de construction passive désigne un bâtiment dont la consommation énergétique au mètre carré est très basse, voire nulle (entièrement compensée par les apports solaires ou géothermique, ou par les calories émises par des apports internes tels que matériel électrique et la chaleur corporelle des habitants) ou positive (bâtiment positif en énergie). 

16.  Label Passivhaus

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17. Navi Radjou, consultant et essayiste, est spécialisé dans l’innovation et essayiste. Il a puisé dans sa culture indienne pour théoriser le concept d’« innovation frugale » ou « comment faire mieux avec moins ». 

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18. Économiste et urbaniste, Jean Haëntjens est un spécialiste de la prospective appliquée aux stratégies politiques. Il a publié plusieurs essais sur les politiques locales et notamment : Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes (Rue de l’échiquier, 2018) ou Éco-urbanisme (Écosociété, 2015). Il est collaborateur régulier des revues Urbanisme et Futuribles et conseiller scientifique de Futuribles International.

19. Pierre Rabhi, de son nom d'origine Rabah Rabhi, né le 29 mai 1938 à Kenadsa en Algérie française et mort le 4 décembre 2021 à Bron en France, est un essayiste, romancier, agriculteur, conférencier et écologiste français, fondateur du mouvement Colibris et « figure représentative du mouvement politique et scientifique de l'agroécologie en France ».

20. Un bâtiment à énergie positive (parfois abrégé en « BEPOS ») est un bâtiment qui produit plus d’énergie (électricité, chaleur) qu'il n’en consomme pour son fonctionnement. Cette différence de consommation est généralement considérée sur une période lissée d'un an. [...] Il s'agit généralement d'un bâtiment passif très performant et fortement équipé en moyens de production d'énergie par rapport à ses besoins en énergie.

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22. Les Moucharabieh de l'IMA, une réponse High tech bancale face au confort estival.

Actuellement, la phase de conception et d'exécution avec la maîtrise d'œuvre se termine à livraison du bâtiment. Ne serait-il pas pertinent de repenser la manière dont nous assurons le suivi et l'entretien de ces bâtiments passifs ?

 

La question qui se pose concerne l'étendue de nos missions : se limitent-elles à certaines phases, ou s'étendent-elles sur d'autres ? Dominique Gauzin Muller a proposé un concept intéressant, celui de "l'écosystème bienveillant". Elle soutient que dans la conception d'un bâtiment frugal, il est essentiel d'intégrer cette notion au sein de l'équipe, qui ne se compose pas seulement de la maîtrise d'œuvre, mais inclut également la maîtrise d'ouvrage et les entreprises. Cette équipe doit fonctionner comme un écosystème bienveillant, car chaque projet innovant, qui sort de la routine, représente une véritable aventure collective, enrichie par les perspectives variées de ses membres.

 

Cependant, le défi des écosystèmes bienveillants réside dans l'arrivée de nouveaux acteurs tout au long du processus. Un projet débute souvent avec un petit noyau constitué du maître d'ouvrage, de son programme et éventuellement d'un assistant à maîtrise d'ouvrage. Ensuite, l'équipe de maîtrise d'œuvre entre en jeu, et il est crucial de transmettre l'historique du projet, en intégrant toutes les réflexions de la phase initiale qui ont façonné le programme. Ce besoin de transmission se reproduit à différentes étapes, que ce soit avec le bureau de contrôle ou les entreprises.

Chaque fois, il est nécessaire de réexpliquer le récit du projet (23), qui doit être adapté selon qu'il s'adresse à des architectes ou à des entrepreneurs, bien que ce soit toujours le même récit, perçu de manière différente. Enfin, la dernière étape implique les utilisateurs, qui sont parfois intégrés en amont par le biais de concertations, mais souvent arrivent après la livraison. La transmission des informations aux utilisateurs pose également problème, et bien que divers moyens aient été essayés, comme les livrets d'information, leur efficacité reste limitée à court terme.

Des solutions comme des panneaux d'instructions fixes par logement ou par ouvrant, ainsi que des réunions de sensibilisation, ont été envisagées, mais ce domaine reste à développer. Il est donc évident que certains acteurs des phases amont devraient voir leurs missions se poursuivre après la livraison. Cela a même conduit à la création d'un nouveau métier : le "counseling". Pour moi, cela relève du travail de maîtrise d'œuvre et ne nécessite pas de créer une nouvelle profession. En effet, cette fonction de suivi après livraison ne devrait pas être réduite à une approche technique. Bien qu'il soit nécessaire de mesurer certains aspects, l'essentiel réside dans les relations humaines, les échanges et la sensibilisation. Pour toutes ces raisons, je ne pense pas que ce soit la bonne approche, et il est rare d'avoir des missions post-livraison sur les projets.

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23. Extrais de la bande dessinée Rester Cool. Alain Bornarel, ingénieur-urbaniste, fondateur et animateur du bureau d’études et co-gérant de la SCOP Tribu & Emmanuelle Patte, Architecte co-fondatrice de Meandre-ETC architecture, urbanisme et environnement

Nous sommes passés d'une préoccupation de recherche du confort thermique d'hiver à la recherche d'un confort thermique estival? Que penses-tu de cette évolution ?

 

La question du confort mérite-t-elle vraiment d’être abordée ? Je ne suis pas convaincu que ce soit le terme adéquat. En effet, parler de confort peut parfois entraîner une quête incessante d'amélioration. Je pense qu'il serait préférable de parler de "qualité d'ambiance".

Il y a eu une évolution dans les préoccupations, passant du confort d'hiver au confort d'été, mais cela dépasse la simple question de confort. Depuis les années 1970 et l'instauration des premières réglementations thermiques, l'accent a été mis sur l'énergie, souvent au détriment du confort. Par exemple, l'introduction des systèmes de ventilation mécanique en 1960, suivie de la réglementation thermique de 1974, a conduit à leur adoption généralisée dans le bâtiment. Les premiers arrêtés sur les débits d'air hygiénique dans les logements datent de 1982 et restent en vigueur, bien qu'ils aient été modifiés en 1983 avec l'ajout d'appareils hygroréglables (24). Cela a mis en lumière deux préoccupations : la qualité de l'air intérieur et les économies d'énergie. Malheureusement, les décisions prises à l'époque ont souvent favorisé les économies d'énergie, ce qui a conduit à une réglementation française qui n’atteint qu'environ la moitié des exigences des normes européennes en matière de ventilation.

Il est important de noter que durant cette période, le confort d'été a été largement négligé. Les réglementations, y compris la température intérieure conventionnelle (TIC) (25), n'ont pas vraiment pris en compte ce paramètre. Cela commence à changer avec la RE2020, mais les préoccupations se concentrent toujours principalement sur l'énergie et le carbone. Même avec cette nouvelle réglementation, la qualité de l'air intérieur reste soumise à des compromis en faveur de l'énergie. Avec des exigences de consommation énergétique de plus en plus strictes, il devient difficile d'améliorer la qualité de l'air intérieur sans augmenter la consommation énergétique.

Il est essentiel de réévaluer ces priorités et d'établir un nouvel équilibre entre la qualité d'ambiance et les enjeux énergétiques. Cela est particulièrement pertinent pour certaines typologies de bâtiments, comme les hôpitaux. Chez Tribu, nous avons constaté qu'une ventilation à 50 volumes heure pourrait être réduite à 25 volumes heure sans compromettre la qualité sanitaire, entraînant ainsi d'importantes économies d'énergie.

La RE2020 a également introduit un nouvel indicateur pour le confort d'été, qui est un pas en avant par rapport à la TIC, mais elle ne traite pas de la question essentielle de la vitesse de l'air. Cette question est prise en compte uniquement si l'on utilise des brasseurs d'air, alors que les approches passives, qui favorisent la ventilation traversante pour créer une sensation de confort, ne sont pas encore bien intégrées dans nos calculs.

Finalement, nous restons encore largement en faveur des économies d'énergie et d'une approche technique. Nous avons souvent tendance à privilégier des solutions techniques, comme les systèmes de ventilation mécanique contrôlée, au lieu d'explorer des solutions bioclimatiques plus adaptées. Ce penchant pour la technique, qui est souvent le fait des ingénieurs, peut conduire à des choix qui ne sont pas toujours les plus bénéfiques pour la qualité d'ambiance. Par exemple, il est plus fréquent d'opter pour la climatisation que de chercher à maximiser la ventilation naturelle. Nous assistons d'ailleurs à un regain d'intérêt pour la climatisation dans des contextes où elle n’était pas auparavant nécessaire.

24. Une bouche d'extraction hygroréglable (aussi appelée hygro) signifie qu'elle régule le débit d'air qu'elle extrait selon le degré d'hygrométrie (humidité) de l'air ambiant, laissant passer plus ou moins d'air par l'ouverture d'un clapet.

25. Le Tic ou Température Intérieur Conventionnelle, mesure la température maximale conventionnelle, selon la réglementation thermique 2012. La RE2020 présente une évolution importante sur le thème du confort d’été. La Tic (Température Intérieure Conventionnelle), indicateur réglementaire de la RT2012, est supprimé : les retours d’expérience indiquent que cet indicateur n’est souvent pas assez corrélé avec l’inconfort perçu par les occupants. Ainsi la RE2020 introduit un nouvel indicateur, les degrés-heures d’inconfort (DH), avec une nouvelle méthode de calcul qui prend en compte les effets du changement climatique sur les bâtiments, à savoir l’évolution des températures à venir, et notamment les vagues de chaleur qui vont devenir plus fréquentes, plus intenses et plus longues.

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26. Jacques Kalisz (Jacob Kalisz), né le 6 septembre 1926 à Minsk Mazowiecki en Pologne et décédé le 6 mars 2002 dans le 15e arrondissement de Paris, est un architecte français. Il émigre en France avec sa famille dans les années 1930. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle son père meurt en déportation en Allemagne, il étudie l'architecture à l'École des beaux-arts de Paris, où il suit les cours d'André Wogenscky et d'Édouard Albert.

Quel lien faut-il entretenir entre architecte et ingénieur ?

J'ai grandi dans un milieu imprégné d'architecture. Mon père, ma mère, mon frère, et même mon grand-père étaient tous liés à ce domaine. Cela m'a profondément marqué. Je suis en quelque sorte le "vilain petit canard" de la famille, car j'avais initialement l'ambition de devenir architecte. Mon père m’a conseillé de passer par une école d’ingénieurs pour pouvoir étudier l'architecture ensuite, une suggestion qui n'était pas dénuée de bon sens. J'ai donc suivi cette voie. À la sortie de l'école, je me suis inscrit aux Beaux-Arts, à l’atelier de Jacques Kalisz (1926 - 2002) (26), à la fin de 1967. Cependant, quelques mois plus tard, des événements m'ont conduit à abandonner mes études d'architecture.

Revenons à la relation entre architectes et ingénieurs. Je crois que la frugalité et un écosystème bienveillant favorisent de nouvelles interactions entre ces deux professions. Pour moi, il est crucial d'intervenir le plus en amont possible dans un projet, dès le départ. Malheureusement, il nous arrive parfois d'être sollicités sur des projets déjà avancés, même à l'étape de l'esquisse générale, mais nous préférons refuser dans ces cas-là, car les décisions majeures se prennent tôt dans le processus.

La meilleure situation est celle où nous faisons ensemble la première visite du site avec l'architecte et les autres membres de l’équipe. Cette étape est essentielle, car elle permet de confronter nos idées et de stimuler l'intelligence collective. Chacun peut s'exprimer, partager ses points de vue, ce qui enrichit le projet : l'ingénieur aborde des questions d'architecture, l'architecte parle de technique, et ainsi de suite.

Le troisième aspect que je voudrais souligner est l'importance de l'itération dans notre méthode de travail. Je me souviens de notre premier concours avec Lucien Kroll pour le lycée de Caudry, où nous avions une exigence de lumière naturelle très précise, à savoir un facteur de lumière de 3 %. Nous avons rapidement compris que c’était un enjeu majeur pour le projet. Cela a nécessité un dialogue constant avec l'équipe d'architectes.

Ils ont envisagé d’intégrer du second jour pour maximiser l'apport de lumière, mais sans cela, nous avons constaté que le projet ne répondait pas aux exigences. Ainsi, nous avons cherché des solutions en faisant des allers-retours. Finalement, nous avons décidé d'optimiser la disposition des salles de classe pour capter la lumière du jour au maximum, avec des entrées de lumière venant du dessus.

Chaque modification des plans a été discutée avec les architectes, puis nous avons effectué les calculs nécessaires pour vérifier le facteur de lumière du jour. Ce processus itératif, où chaque partie prenait en compte les ajustements des autres, a été fondamental pour le succès du projet. C'est cette dynamique de collaboration qui nous permet d'atteindre des résultats optimaux.

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27. L'engagement de Jacques Kalisz (au centre) dans la réforme de l'enseignement autour de 1968 explique qu'il ait obtenu la commande de l'école de Nanterre. Sa pédagogie se fonde sur la recherche de modes de conception combinatoires. © Documents et photos archives Serge Kalisz

Qu'est ce que c'est que le carbone et pourquoi il faut penser bas-carbone?

 

Le concept de "bas-carbone" a évolué à partir de notre long historique avec le standard du bâtiment basse consommation, qui a émergé du Grenelle de l'environnement et a été affiné à travers plusieurs réglementations, jusqu'à la RE2020. Cette première partie de la RE2020 a pour objectif de réduire les consommations énergétiques, peu importe les moyens utilisés. Avec la transition vers le bas carbone, nous continuons sur cette même logique, mais en intégrant un nouvel indicateur : la réduction des émissions de carbone.

Cependant, cette approche soulève deux problématiques. La première concerne les moyens. Les outils de calcul réglementaires ne sont pas neutres ; ils tendent à favoriser certaines solutions plutôt que d'autres, qu'il s'agisse de bâtiments basse consommation ou bas carbone. Même si les objectifs et les indicateurs diffèrent, la pensée sous-jacente demeure similaire. Ces outils réglementaires privilégient des approches techniques et l’utilisation de systèmes techniques, au détriment de ce que j’appelle la "bioclimatique".

La bioclimatique se concentre sur l'enveloppe du bâtiment, qui doit fonctionner comme un filtre. Cette enveloppe régule les flux extérieurs, tels que l'énergie solaire et lumineuse, tout en tenant compte des usages internes. Le véritable défi est de corréler ces flux extérieurs avec les besoins des occupants. Je suis convaincu que l'avenir réside dans une priorité donnée à l’enveloppe et à la bioclimatique plutôt qu'aux systèmes techniques.

Ma deuxième réticence découle d'une vision trop restrictive qui se focalise uniquement sur les questions de carbone et d'énergie. Bien que le carbone soit un indicateur clé en lien avec l'effet de serre et le changement climatique, d'autres enjeux environnementaux doivent également être pris en compte. Deux préoccupations majeures me semblent essentielles dans le contexte de la construction : la biodiversité et la gestion des ressources.

Concernant la biodiversité, il est crucial d'intégrer des systèmes vivants, car ceux-ci améliorent non seulement la biodiversité, mais aussi la qualité de l’ambiance intérieure. Par exemple, les plantations contribuent à un meilleur confort durant les périodes estivales.

La deuxième préoccupation est celle des ressources, qui est distincte de la question du carbone. Il y a eu, ces dernières années, l'émergence de deux labels : le label bâtiment biosourcé et le label bâtiment bas carbone. Le premier se concentre sur l’utilisation de ressources renouvelables et locales, tandis que le second, bien que touchant aussi aux ressources, met l'accent sur les émissions de carbone résultant de l'utilisation de ces ressources. Cela signifie que la question des matériaux et des systèmes constructifs devient secondaire dans l'approche bas carbone, noyée par l'évaluation agrégée des émissions de carbone liées à l'utilisation du bâtiment.

Cette agrégation, bien que pratique pour l’évaluation, présente l’inconvénient de faire perdre une partie précieuse de l’information. Voilà, je pense avoir couvert les principaux points.

Peux-tu nous en dire plus sur la relation entre l'énergie et le carbone ? 

Énergie et carbone. Je vais peut-être me répéter, mais pour moi, il s'agit avant tout d'un problème de critères, d'appréciation et d'évaluation. Si l'on se concentre sur un critère unique, le carbone, alors les choix d'aujourd'hui, comme celui du nucléaire, semblent pertinents sur le papier. En effet, le nucléaire est une source d'énergie décarbonée, mais cela dépend de notre capacité à construire des EPR (28) avant 2040, ce qui n’est pas gagné. Cependant, ces choix ont une certaine logique.

En revanche, si l'on adopte une approche multicritères concernant la question énergétique, la situation devient bien différente. Cela signifie qu'il faut intégrer d'autres aspects dans nos choix, tels que l'impact sur la biodiversité, la gestion des déchets nucléaires en cas de canicule, et bien d'autres critères. Ainsi, nous devrons prendre en compte divers facteurs qui viendront nuancer le critère unique du carbone.

D'autre part, nous devrions aussi considérer notre infrastructure énergétique, notamment les deux réseaux en France : le réseau électrique et le réseau de gaz. Bien qu'ils soient actuellement alimentés en grande partie par des énergies fossiles, il est possible d’y injecter de l'énergie renouvelable. En rendant ces réseaux plus durables, nous pourrions faire avancer notre transition énergétique.

Ainsi, il ne s'agit pas simplement de privilégier le critère carbone ; c'est là la ligne de démarcation. En reproduisant les mêmes erreurs que celles observées dans le domaine des bâtiments basse consommation, nous risquons de passer à côté d'une véritable transition énergétique.

Dans un entretien avec le CAUE de Paris, tu dis que la priorité, c'est d'abord la réhabilitation. Tu peux développer un peu ce thème ?

Oui. La frugalité se traduit par la réhabilitation. C’est avant tout une réflexion à l’échelle du territoire, liée à l’extension urbaine qui grignote les terres agricoles et les espaces de loisirs naturels. Pour éviter cela, notamment des cas comme ceux des terres de Gonesse en région parisienne, il est essentiel de limiter l’expansion du tissu urbain. Cependant, il existe des besoins en logements, car de nombreuses personnes sont mal logées, voire sans logement. Dans d'autres secteurs, comme les bureaux, l’offre est suffisante, mais il faut tout de même créer de nouveaux espaces.

28. EPR (European Pressurized Reactor)

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29. Triangle de Gonesse, pressions immobilières sur les terres agricoles et contestations.

La solution qui permet de concilier toutes ces préoccupations est de s'appuyer sur l’existant pour améliorer et réhabiliter. Réhabiliter signifie redonner sens et usage à des espaces, contrairement à "rénover", qui implique simplement une mise à jour. Ainsi, il s’agit de réhabiliter, surélever et densifier tout en gardant à l’esprit les limites de cette densification. Par exemple, le phénomène des îlots de chaleur urbains est très sensible à la densité bâtie.

Il est crucial de ne pas aborder cette question uniquement sous l'angle du carbone, car cela nous fait passer à côté de solutions efficaces. Il faut également considérer l'impact sur les terres agricoles, l'alimentation, la qualité de l’ambiance et les besoins en surface. Les réhabilitations, la valorisation des friches et des dents creuses sont des approches à privilégier. Toutefois, cette démarche exige une pensée complexe et des solutions adaptées, selon que l’on se trouve en milieu urbain dense ou dans le centre d’un bourg.

Que penses-tu des méthodes de calculs en bas-carbone? particulièrement des calculs des ACV (30) ?

Concernant les méthodes de calcul, je dois admettre que je n'ai pas encore assez de recul sur la RE2020. À mon sens, il est prématuré de tirer des conclusions définitives, car il faut environ deux ans pour en comprendre toutes les subtilités. Ce que je peux dire à ce sujet sera donc forcément partiel.

Le principal reproche que j’adresse à cette méthode de calcul est sa complexité. Un progrès important a été réalisé en intégrant les phases amont, ce qui modifie en profondeur notre façon de concevoir. Cela signifie que la réglementation prend en compte à la fois les phases amont et les phases d'utilisation du bâtiment, ce qui est un pas en avant.

Cependant, il aurait fallu des outils simples pour permettre aux concepteurs de s'adapter et d'appréhender ces phénomènes dans toute leur complexité. Or, nous nous retrouvons avec un système aussi compliqué que la réglementation thermique de consommation, qui fonctionne presque comme une boîte noire. En fin de compte, le seul résultat qui compte est l'indicateur agrégé, tandis que ce qui devrait réellement importer, ce sont les sensibilités. Par exemple, il est crucial de savoir si une décision mène dans un sens ou dans l'autre, et d'ajuster ses choix en conséquence.

Malheureusement, l'outil actuel ne permet pas cette flexibilité, et c'est très regrettable. En conséquence, les architectes se détournent de ces calculs, les trouvant trop complexes, et cela devient une affaire réservée aux bureaux d'études, comme cela a été le cas depuis longtemps. Ces bureaux vont rapidement identifier toutes les failles et astuces pour se conformer aux réglementations, même s'ils ne sont pas nécessairement experts en bâtiment. Nous risquons alors d'observer les mêmes incohérences qu'avec le calcul réglementaire précédent.

Je voudrais également aborder la question des données, telles que les ADEP et FDES, qui favorisent les techniques industrielles. Cela signifie que seules les méthodes capables de produire les données requises sont prises en compte. Mon petit artisan qui a conçu une nouvelle méthode d'isolation, par exemple, ne pourra pas s'intégrer dans ce cadre. Cela bloque l'innovation.

La réglementation est-elle un outil de conception ?

Prenons l'exemple de Bourges à Auxerre, soit une centaine de kilomètres. Bourges utilise les données météorologiques de La Rochelle, tandis qu'Auxerre se base sur celles de Metz. Comment peut-on concevoir quelque chose de cohérent avec ça ? C'est vraiment pervers, cette réglementation, car elle cherche à être très précise en s'attachant à tous les débits d'air entrants et sortants des différentes pièces. Cependant, comme il s'agit d'un calcul réglementaire appliqué à une typologie de bâtiments bien définie, certains éléments sont excessivement simplifiés.

Les scénarios d'occupation, par exemple, sont des valeurs par défaut qui ne tiennent pas compte des nombreuses typologies de bâtiments. Prenons le cas d'une crèche : les scénarios d'occupation varient considérablement selon l'emplacement. Du coup, cet outil n'est pas adapté à la conception. Le véritable problème réside dans sa complexité. Les bureaux d'études ne veulent pas investir dans un second travail avec un autre outil, alors ils se contentent d'utiliser l'outil réglementaire, et cela ne fonctionne pas, c'est loin d'être satisfaisant.

30. L'ACV permet d'évaluer les impacts environnementaux d'un produit ou d'un système sur l'ensemble de son cycle de vie avec une approche multicritère. Pour cela, les flux entrants et sortants du produit ou du service étudié, pour chacune de ses étapes de vie, sont comptabilisés et associés à des impacts environnementaux (changement climatique, eutrophisation, raréfaction des ressources, etc...).

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