Mathilde Lapierre et Cédric Hamelin sont architectes de formation et ont fondé l'association Nebraska en 2016 pour se spécialiser dans la construction paille en neuf et en rénovation, et plus particulièrement la paille porteuse. Nebraska apporte son expertise pour réduire l’empreinte environnementale des bâtiments en agissant sur : la transmission, la formation professionnelle, l’enseignement, les chantiers innovants, la structuration d’un réseau par la rédaction de règles professionnelles et enfin, les recherches sur les caractérisations mécaniques du matériau paille et terre crue.
Pouvez-vous vous présenter ?
Mathilde Lapierre : Je m'appelle Mathilde Lapierre. J'étais architecte. Je suis maintenant plutôt charpentière et je suis cofondatrice de l'association Nebraska - construction paille (1).
Cédric Hamelin : Je suis Cédric Hamelin. Architecte et cofondateur de Nebraska.
Est-ce que vous pouvez nous expliquer où nous nous trouvons aujourd'hui et quelles sont les particularités de cette maison ?
M.L : Bienvenue chez nous ! Nous sommes ici, dans notre maison à Grenoble, une maison construite avec des murs en paille porteuse. Nous l’avons bâtie il y a cinq ou six ans. La structure comprend aussi des éléments en bois porteurs, mais certains éléments reposent directement sur les murs de paille.
Figure 1. Cour intérieure de la maison de Cédric et Mathilde. 2023
Qu'appelle t-on la paille et d’où provient la paille en France ?
C.H : Clarifions ce qu'est la paille, car on la confond souvent avec le foin. Le foin est de l'herbe destinée à nourrir les animaux, tandis que la paille est uniquement la tige qui soutient un épi contenant du grain, utilisé pour l'alimentation. Cette tige a divers usages, et on produit de la paille, notamment de blé, un peu partout dans le monde. Dans le cadre des normes professionnelles actuelles, seule la paille de blé est reconnue, mais des travaux de recherche visent à développer l'usage d’autres types de paille, comme celle de riz.
Selon une étude visionnaire de 2014, l’étude TerraCrea, on produit en France environ 50 millions de tonnes de paille chaque année. Sur ce total, 34 millions sont utilisées pour l’élevage et 11 millions servent à l’amendement des sols en y refaisant de l’humus. Cela laisse environ 5 millions de tonnes non utilisées, que l'on pourrait considérer comme un déchet agricole.
Aujourd'hui, la filière construction en paille consomme environ 5 000 tonnes par an, ce qui montre un potentiel de développement très important, puisqu’il y a un écart de 1 000 fois entre les quantités utilisées actuellement et les ressources disponibles. En parallèle, les pratiques évoluent également dans l'élevage, ce qui pourrait encore influencer l'usage des coproduits agricoles comme la paille.
Quels sont les principaux avantages de la paille dans le milieu de la construction ?
C.H : La paille (2) présente plusieurs avantages en construction. D’abord, c’est un matériau agricole très abondant, généralement disponible à proximité des chantiers, ce qui facilite son approvisionnement. Elle offre également une excellente isolation, aussi bien pour l’été que pour l’hiver, ce qui est essentiel pour le confort thermique.
Un autre atout majeur de la paille est son rôle de “puits de carbone” (3). En poussant, la plante absorbe du CO₂ et stocke le carbone dans ses fibres. Tant qu’on ne la brûle pas ou qu’elle ne se décompose pas, elle continue de retenir ce carbone.
La paille est aussi abondante et n’est pas cultivée spécifiquement pour le bâtiment, ce qui évite toute concurrence avec les surfaces agricoles destinées à l’alimentation. En construction, on utilise directement les bottes de paille, qui contiennent uniquement la tige portant l’épi. Avec certaines techniques et sous certaines conditions, elles peuvent être intégrées au bâtiment comme isolant. Nous, en particulier, utilisons même la paille comme isolant porteur, ce qui lui confère une fonction structurelle.
En somme, ce matériau offre des qualités multiples et un véritable intérêt dans une perspective durable.
2. La paille est un ensemble de tiges de graminées (*) et de feuilles, principalement issues des céréales, qui est obtenue par battage (lors de la moisson), puis par séparation des grains (par les moissonneuse-batteuse) ; la paille (pauvre en nutriments) se retrouve alors dans l’andains (bande de fourrage laissée sur le sol). La paille est souvent considérée comme un déchet, mais elle peut servir à fabriquer des panneaux de construction, des objets de quotidien (chapeau de paille) ou encore des isolants thermiques (la conductivité thermique de la paille est comparable à celle de la laine de verre). La paille en anglais se dit « straw ». En savoir plus sur: https://jeretiens.net/difference-entre-foin-et-paille/
3. Un puits de carbone ou puits CO2 est un réservoir de carbone (naturel ou artificiel) absorbant du carbone depuis le cycle du carbone. Ce carbone est séquestré dans le réservoir avec un temps de résidence très long par rapport à celui dans l'atmosphère.
Existe-t-il un héritage de la construction en paille en France ? Avons-nous déjà un patrimoine bâti en paille ? Et si oui, de quel type ?
C.H : Le patrimoine en paille bâti en France compte parmi les plus anciens du monde. Par exemple, la Maison Feuillette, située à Montargis, remonte à 1921. Conçue par l’ingénieur Feuillette après la Première Guerre mondiale, elle était appelée la "Maison Isotherme". Il s’agit d’une maison à ossature bois avec un remplissage en paille, enduite des deux côtés. À plus de 100 ans, elle est encore en excellent état de conservation.
En France, un recensement a estimé qu'il existe environ 5 000 bâtiments en paille (4), et pas seulement des maisons. Bien que l'on parle souvent de maisons en paille, ce matériau a été utilisé dans de nombreux types de constructions, comme des casernes de pompiers, des mairies, des écoles, et bien d'autres encore. Ce vaste ensemble de réalisations a permis de tirer des leçons précieuses, en identifiant les bonnes et les mauvaises pratiques, ce qui est tout l’intérêt de ce patrimoine construit.
M.L : Concernant le patrimoine vernaculaire, il y a aussi la paille de seigle, autrefois largement utilisée pour les toitures en chaume. Bien que cet usage soit aujourd’hui moins répandu, il reste l’un des exemples les plus connus d’utilisation vernaculaire de la paille. On utilise également la paille dans les techniques de torchis, avec du terre-paille en remplissage sur de petites ossatures.
Figure 2. Maison feuillette, Montargis. Article de Gustave Lamache, journaliste scientifique au magazine « La Science et la Vie » (mai 1921, n° 56).
4. Un puits de carbone ou puits CO2 est un réservoir de carbone (naturel ou artificiel) absorbant du carbone depuis le cycle du carbone. Ce carbone est séquestré dans le réservoir avec un temps de résidence très long par rapport à celui dans l'atmosphère.
Figure 3. Reconstruction de la maison de Melrand - toit de chaume descendant presque jusqu’au sol © Danièle Alexandre-Bidon - EHESS
Quelles sont les différentes techniques de construction en paille en France ?
C.H : La paille a toujours été prisée pour sa proximité, sa capacité à structurer la terre et ses multiples applications. Actuellement, il existe deux grandes catégories d’usages pour les bottes de paille en construction.
La première consiste à utiliser la paille comme isolant dans une ossature, souvent en bois. Cette ossature, autostable, assure la structure du bâtiment, et on y insère les bottes de paille comme on pourrait le faire avec d’autres isolants, tels que la laine de bois ou de chanvre. Ici, la paille agit simplement comme isolant, parfois support d’un enduit terre ou chaux, appliqué directement sur elle.
La deuxième catégorie inclut les usages où la paille contribue partiellement, voire complètement, à la structure du bâtiment. Parmi les techniques de construction les plus connues, on trouve celle du G.R.E.B. (Groupe de Recherche Écologique de La Baie, au Québec) (5). Cette méthode, largement adoptée par les autoconstructeurs dans les années 2000, repose sur une ossature simple de bois (souvent en 4x10) et un guide détaillé qui explique comment y insérer les bottes de paille. Cette technique, simple et accessible, ne nécessite que quelques outils de base, et de nombreuses maisons ont été construites de cette façon. Dans cette configuration, la paille est un isolant tandis que l’ossature légère est stabilisée par un enduit coulé entre les montants.
Figure 4. Remplissage caissons. Crédits : droits FIBRA Award / ADSC
5. La technique du GREB est un système constructif structurel et isolant spécifiquement conçu pour la réalisation de bâtiments isolés en botte de paille. L'ossature bois et la mise en œuvre du remplissage isolant sont spécifiques. La technique est décrite dans le guide et les pratiques recensées dans les multiples blogs d'autoconstructeurs. La technique du GREB mélange dans un certain ordre, différents matériaux génériques très disponibles. L'isolation thermique est assurée par les bottes de paille qui sont insérées dans une double ossature formant une structure en tunnel. Elles sont enveloppées de mortier allégé à la sciure de bois et coulé, servant de protection et de contreventement à la structure tout entière. Tous ces éléments sont reliés par des feuillards et liaisons métalliques (vis et clous).
Figure 5. EcoHameau de la Baie, Remplissage du Mortier - système GREB.
Une autre technique historique est celle de la C.S.T. (Cellule Sous Tension), où une ossature simple maintient les bottes de paille entre deux cadres, ensuite enduits des deux côtés. Bien que l’ossature ne soit pas contreventée, l’ensemble de la structure tire parti de la paille et des enduits pour reprendre les efforts, formant une méthode hybride.
Entre 2007 et 2012, le Réseau Français de la Construction en Paille (RFCP) (6) a permis de rassembler les bonnes et les mauvaises pratiques issues du monde de l’autoconstruction. Ce travail a abouti à un guide de bonnes pratiques, qui est devenu, en 2012, une norme professionnelle pour la construction en paille. Cette norme fixe des exigences en matière de résistance structurelle, stabilité au feu, performance thermique et composition des parois, tout en laissant de la place à l’innovation. Elle permet donc à des techniques comme le G.R.E.B., la C.S.T., ou d’autres méthodes de coexister tout en respectant des critères de sécurité et de durabilité.
Enfin, une des techniques les plus emblématiques et avant-gardistes est celle du Nebraska, qui est d’ailleurs à l’origine du nom de notre association. Cette méthode, née dès les années 1860, utilise des murs en bottes de paille enduites pour supporter les efforts mécaniques d’un bâtiment, en compression, cisaillement et contreventement. Dès l’invention de la botteleuse, les agriculteurs ont commencé à compacter la paille en blocs, ce qui leur a permis de construire des murs porteurs. En France, cette technique est autorisée sous certaines conditions d’assurance, bien qu’encore peu courante. C’est sur cette méthode que nous travaillons particulièrement, car elle ouvre la voie à de nouvelles possibilités en construction.
Figure 6. Livre des règles professionnelles. RFCP.
Figure 7. Mise en œuvre de la technique C.S.T (Cellule Sous Tension).
6. Le Réseau Français de la Construction Paille est une association créée en 2006 dans le but de fédérer les acteurs de la construction en bottes de paille et de promouvoir ce type de bâtiment.
Figure 8. Localisation du patrimoine en paille Nebraska, Etats-Unis.
Figure 9. Maison_McGreath_Nebraska. Revue Topophile.
Comment s’est constituée et comment fonctionne la filière paille en France ?
C.H : La filière Paille a longtemps été informelle, depuis les années 70, portée par des initiatives individuelles et militantes. À cette époque, les gens, motivés par le choc pétrolier et l’envie de construire des maisons bien isolées, ont commencé à expérimenter. Les pratiques ont circulé entre pays européens, comme l'Angleterre, l'Allemagne et l'Espagne, et les États-Unis ont également contribué à cette dynamique d'expérimentation, notamment grâce à des revues comme The Last Straw et The Shelter, qui ont inspiré de nombreux bâtisseurs en France.
Grâce à l'auto-construction, de nombreux bâtiments en paille ont vu le jour. Mais au début des années 2000, on a réalisé que beaucoup de gens expérimentaient chacun de leur côté, sans échanges réguliers. Cette isolation a conduit à la première rencontre nationale de la filière en 2004. Les participants ont partagé leurs expériences, leurs succès et leurs échecs, posant les bases d’un esprit de collaboration ouvert. Ce réseau a formalisé son action en 2005 avec la création de l’association nationale "Les Compaillons", dont l’objectif était de rassembler deux fois par an les acteurs pour échanger et documenter les pratiques.
Au fil des rencontres, appelées "Festipailles", un guide des bonnes pratiques a été élaboré, réunissant des techniques issues de divers domaines comme la paille porteuse, la paille en remplissage et la méthode GREB. L’idée était de lister ce qui fonctionnait bien, ainsi que ce qui ne marchait pas, pour éviter que chaque constructeur ait à réinventer les solutions.
Devant le succès de ce guide, la filière s'est orientée vers la création d’un DTU (Document Technique Unifié), afin d’obtenir l’assurance décennale, nécessaire pour une professionnalisation du secteur. Après plusieurs années de travail, il a finalement été décidé de créer des règles professionnelles plus flexibles que le DTU. Ces règles, validées en 2012, permettent aux professionnels formés (via la formation "Pro-Paille" du Réseau Français de la Construction Paille) de construire avec une garantie décennale.
Le travail collectif et éthique de ce réseau a permis de maintenir des obligations de résultat plutôt que de moyens : une botte de paille achetée directement chez un agriculteur peut être utilisée en construction sous certaines conditions de densité, de géométrie et de teneur en eau, sans passer par des intermédiaires. Cela permet de soutenir directement le monde agricole tout en laissant de la place à l'innovation dans les techniques de construction.
Figure 10. Logo revue "The Last Straw"
Figure 11. Évènement Festipaille
Est-ce que la construction paille est adaptée à un habitat dense urbain ? Représente-t-elle une solution d’avenir pour la construction en ville ?
C.H : La construction en paille est très diversifiée et comprend de nombreuses techniques. On trouve par exemple la paille en remplissage dans des ossatures, généralement en bois, mais aussi des techniques de murs porteurs, co-porteurs, et d’autres encore. En milieu urbain, la question du coût du foncier est souvent cruciale : les parcelles étant petites, l’épaisseur des murs impacte directement la surface intérieure disponible dans les bâtiments. Dans les projets où l’espace est restreint, on doit donc se demander s’il est possible d’avoir des murs plus épais, surtout avec la réglementation RE2020 qui exige une isolation renforcée, bien que cela reste relativement modeste.
On constate déjà un élargissement des murs, passant des 20+10 cm traditionnels à 35 voire 40 cm. En ossature bois avec remplissage en paille, les bottes mesurent environ 36 cm en position verticale, ou 46 cm si on les pose à plat, ce qui donne des murs d’environ 45 cm avec les enduits. Cette épaisseur peut empiéter sur l’espace intérieur, alors certains optent pour une pose sur champ plutôt qu’à plat, pour maximiser la surface utile. Cela implique parfois de repenser l’agencement architectural pour réduire les espaces perdus et combiner certaines fonctions, afin de permettre l’utilisation de murs plus épais, mieux isolés contre les variations de température.
Un autre axe de développement majeur concerne l’isolation thermique par l’extérieur (ou parfois par l’intérieur), ce qui est en pleine expansion. Les bottes de paille peuvent être ajoutées sur des bâtiments existants, à condition qu’ils soient assez solides pour les soutenir, et qu’ils ne soient pas trop reconnus pour leur valeur patrimoniale à l’extérieur. Dans les autres cas, l’isolation par l’extérieur peut apporter un réel gain en qualité architecturale tout en améliorant les performances thermiques.
Cela dit, la réglementation actuelle limite la hauteur des bâtiments pouvant utiliser la paille comme isolant. Depuis les premières règles professionnelles validées en 2012, l'usage en construction en paille est limité à des hauteurs de plancher bas sous 8 mètres (R+2). Au-delà, cela reste techniquement possible mais exige de nouvelles démarches auprès des assurances et bureaux de contrôle, ainsi qu’un travail de concert entre architectes, maîtres d'ouvrage et autres parties prenantes pour obtenir des dérogations. Bien que des projets plus ambitieux existent, comme des isolations thermiques par l’extérieur de bâtiments allant jusqu’à R+7 (7), ces réalisations sont rares car elles nécessitent davantage de tests et de financements.
Face à ces enjeux, le Réseau Français de la Construction Paille a lancé une mise à jour des règles pour mieux encadrer l’isolation thermique par l’extérieur, actuellement peu détaillée dans les règles de 2012. Ce développement vise à ouvrir de nouvelles possibilités, notamment dans les zones urbaines où la densité de construction est élevée. À terme, cela pourrait permettre de répondre aux besoins d’isolation de bâtiments plus hauts, ce qui serait bénéfique dans un contexte de densité urbaine accrue.
Figure 12. R+7 ;isolation par l'extérieur © Landfabrik architecte
Comment l’association NEBRASKA, sensibilise-t-elle à la construction paille ?
M.L : L'association Nebraska travaille sur plusieurs fronts pour promouvoir le développement de la construction en paille porteuse, avec pour objectif de diffuser largement cette technique. La réglementation est un enjeu clé dans cette démarche. Depuis plusieurs années, nous collaborons avec un groupe national au sein du Réseau Français de la Construction Paille (RFCP) pour coordonner l’écriture des règles professionnelles, qui sont actuellement en examen auprès de l’AQC (8). Ce processus exige de nombreux allers-retours, et bien qu’il reste du travail, cela représente une part essentielle de l’activité de l’association.
Nous réalisons également des constructions en paille porteuse, avec environ trois bâtiments par an. Notre choix se porte souvent sur des projets emblématiques, visibles, où nous avons affaire à des bureaux de contrôle, des ERP (Établissements Recevant du Public), ou des bâtiments accessibles au public. En parallèle, nous effectuons des études pour d’autres projets sans nécessairement participer à leur réalisation, et nous menons des actions de sensibilisation. Cela inclut des interventions dans les écoles d’architecture, des conférences, et des échanges autour de la paille et de la paille porteuse.
Nous menons aussi des recherches en laboratoire. Concrètement, nous construisons des murs, les enduisons, puis testons leur résistance pour mieux comprendre le comportement mécanique de la paille porteuse. L’objectif est d’améliorer et de diffuser cette technique de manière rigoureuse.
Enfin, la formation est un autre pilier de notre mission. Nous organisons trois formations par an destinées aux professionnels, mais aussi aux auto-constructeurs intéressés par la paille porteuse. L’idée est de transmettre la technique dans un cadre solide, pour garantir que les constructions en paille porteuse soient bien réalisées. Cela est crucial, car une mauvaise exécution peut ternir la réputation de cette technique, même si cela peut parfois relever de la malchance. Il est donc primordial que la technique se propage de manière contrôlée et de qualité.
Figure 13. Sensibilisation et découverte chantier paille. Association Nebraska.
C.H : Pour assurer une bonne diffusion de la construction en paille porteuse, nous avons mis en place des bâtiments démonstrateurs, qui jouent un rôle essentiel dans l’élaboration des règles professionnelles. Ce processus repose sur trois piliers : un laboratoire construit, d'où nous tirons des bonnes et des mauvaises pratiques ; un quorum de professionnels ; et un texte réglementaire. Nous avons élaboré ce texte en quatre ans avec notre groupe. Cependant, il y avait peu de bâtiments démonstrateurs, et nous avons donc travaillé en partenariat avec le RFCP pour dynamiser la filière et encourager la réalisation de ces bâtiments. L’objectif est de récupérer des pratiques et de ne pas se contenter de savoir qu’ils existent, mais d’évaluer leur qualité et leur construction.
Ces bâtiments démonstrateurs ont été conçus pour respecter deux critères clés. Premièrement, ils doivent être couverts par une garantie décennale, même s'ils relèvent de techniques non courantes. Cela a représenté un défi que nous avons commencé à relever il y a 15 ans, mais qui s'est intensifié depuis la création de Nebraska en 2016. Nous avons immédiatement contacté le secteur assurantiel pour exprimer notre désir de construire avec la technique non courante de la paille porteuse, tout en intégrant des chantiers ouverts et participatifs.
Entre 2016 et 2022, nous avons réussi à mettre en place des chantiers participatifs sous garantie décennale, bien que cela implique des justifications concernant les descentes de charge dans les éléments en bois et la nécessité d’éloigner la paille porteuse des structures porteuses. Cette approche a favorisé une dimension sociale et a permis une diffusion plus large de la technique.
En retour de toutes ces pratiques et grâce à un travail constant avec les assureurs, nous avons obtenu, il y a deux ans, une couverture décennale pour notre bureau d’études de structure. Cela nous permettra d’aider d’autres entreprises et architectes à concevoir et construire des projets sous garantie décennale. Nous avons créé une sorte de portage assurantiel pour faciliter l'accès aux assurances. De plus, nous avons également obtenu cette garantie pour nos chantiers de formation. Ainsi, nous avons deux axes de travail : soit nous réalisons des études accompagnées de chantiers participatifs avec le public, soit nous faisons uniquement des études pour d'autres professionnels, afin d'élargir notre réseau et d'augmenter le nombre de projets de construction en paille porteuse.
M.L : Je tiens à préciser que nous ne sommes pas seulement deux dans l'équipe de Nebraska ; nous sommes en fait cinq personnes. Récemment, nous avons également créé une SCOP. Nous avons divisé Nebraska en deux, et la partie chantier a été transférée à cette nouvelle structure (9), qui s'appelle SCOP Paipite. Le nom fait référence à la Paille Porteuse et à l'Isolation Thermique par l'Extérieur (ITE).
C.H : Nous avons décidé de scinder l'association pour des raisons liées au portage des risques. En effet, l'association est en plein développement, non seulement pour la paille porteuse, mais pour la construction de paille en général. Nous souhaitons vraiment que l'association s'ouvre à un plus large public et crée des pôles de travail à divers endroits. Cependant, la nature même de notre association implique des activités de chantier qui comportent des risques sur dix ans. Cela complique l'adhésion de membres dans un bureau qui ont des antécédents liés à des pratiques de chantier à risque. C'est pourquoi nous avons choisi de dissocier ces deux aspects.
Nous avons également nommé la nouvelle SCOP PAIPITE (10) pour inclure l'ITE, c'est-à-dire l'Isolation Thermique par l'Extérieur. Pendant deux ans, nous avons constaté que la paille porteuse est souvent utilisée pour des constructions neuves, mais elle est également très efficace dans le cadre de la rénovation. Dans certains cas, le bâtiment existant n'est pas suffisamment solide pour supporter un nouvel isolant, d'où l'intérêt d'utiliser un isolant autoporteur en façade. Cela nous permet de justifier les descentes de charges dans le nouveau contre-mur installé. Nous nous intéressons également à l'agrandissement de bâtiments existants et à la déconstructions de certaines parties pour les rehausser ou les étendre. En fin de compte, notre priorité est clairement la rénovation, car c'est là que nous avons le plus de travail devant nous, même s'il y aura toujours des projets de construction neuve.
Figure 14. Isolation par l’extérieur en paille avec bretelle © Landfabrik architecte
Est-il facile pour un artisan de se former à ce type de maîtrise d'œuvre ?
C.H : Se former n'est pas très compliqué, car il existe deux ou trois endroits en France où c'est possible. Cependant, être formé ne garantit pas que l'on puisse obtenir l'assurance nécessaire. En tant que professionnel, tu peux venir te former avec nous, mais si tu ne peux pas t'assurer ensuite, cela pose problème. Tu dois alors te poser la question : vas-tu choisir de construire en désobéissance ou vas-tu aller jusqu'au bout du processus en affirmant : "Je suis un professionnel, j'ai suivi une formation à tel endroit pendant tant de jours, j'ai acquis ces compétences" ? Dans ce cas, tu peux demander une dérogation pour être assuré, même si les textes réglementaires ne sont pas encore en place. Mais il n'y a aucune garantie que ce travail soit accepté.
Aujourd'hui, de nombreux professionnels viennent à nous pour se former, avec une formation qui combine théorie et pratique, ce qui la rend assez opérationnelle. Plusieurs personnes ont suivi notre formation et ont réussi à construire sans notre aide, ce qui est très bien. Toutefois, cela ne garantit pas qu'ils obtiendront une décennale. Tant que les règles professionnelles ne seront pas approuvées par le gouvernement, nous ne pouvons pas dire que cette formation vous permettra d'obtenir l'assurance. C'est là le frein au développement de la filière.
Quels sont les intérêts de la paille porteuse ?
M. L Il est important d’en parler. Un des grands atouts de la paille porteuse réside dans sa structure : elle est constituée de bottes de paille empilées, semblables à des briques, sur lesquelles repose une poutre de répartition appelée lisse haute. Dans les murs en paille porteuse, la quantité de bois utilisée est assez réduite. Comparativement à un mur en ossature bois, on consomme entre 2,5 et 4,5 fois moins de bois. C’est un aspect intéressant, surtout dans le contexte actuel où la filière bois semble rencontrer des difficultés, et cela a déjà commencé.
Les forêts françaises ne sont pas toujours bien gérées, et si des changements majeurs ne sont pas apportés à la filière bois, à partir de 2050, nous risquons de devoir importer une grande partie de notre bois. Une étude de TerraCREA indique qu’environ 30 % du bois pourrait devoir être importé (11), ce qui est regrettable, car construire avec du bois qui a parcouru 5 000 kilomètres est bien moins avantageux. C'est pourquoi il est essentiel de développer des systèmes porteurs utilisant des matériaux biosourcés, mais qui ne reposent pas uniquement sur le bois. C'est l'un des principaux avantages de la paille porteuse.
C.H : Je peux ajouter quelques éléments concernant la paille porteuse. Ce matériau se compose de bottes de paille, dont les dimensions sont généralement de 36 cm par 46 cm, en fonction du canal d'extrusion, et d'une longueur d'environ un mètre ou 1,20 mètre. Lorsqu'on utilise la paille à remplissage, elle est généralement placée sur le côté, avec la dimension de 36 cm, afin de réaliser des murs aussi fins que possible, offrant ainsi une performance thermique élevée avec un R de 7. En revanche, pour la paille porteuse, nous ne pouvons pas utiliser la dimension de 36 cm, car cela rendrait les lancements trop minces et risquerait de compromettre la structure, sauf pour des bâtiments avec peu de charges. Nous optons donc pour une largeur de 46 cm.
Ainsi, avec le même bloc de paille, nous avons une performance thermique de 30 % supérieure pour la paille porteuse comparée à la paille sur champ. Ce gain en performance permet de réduire la quantité d'isolant nécessaire, entraînant moins de besoins en chauffage et en climatisation. De plus, la botte de paille, qu'elle soit porteuse ou non, possède un excellent déphasage thermique, dépassant 12 heures, ce qui permet de profiter de la surventilation nocturne pour atténuer la chaleur diurne.
Un autre point intéressant est que la paille porteuse nécessite peu ou pas de matériaux industriels. Bien que l'industrie ait ses avantages, elle entraîne généralement un impact environnemental plus faible avec des matériaux bruts issus de filières courtes, c’est-à-dire trouvés dans un rayon de 50 kilomètres. Pour résumer, la paille porteuse se compose essentiellement de bottes de paille, de terre du site, de chaux pour l'extérieur et, dans les meilleurs cas, de bois feuillu de petites sections pour les lisses basses et hautes. Cela génère de nombreux savoir-faire et favorise l'intensité sociale autour de ces constructions.
Cependant, il est crucial de mentionner les freins au développement de la paille porteuse. Le cadre normatif et assurantiel doit évoluer pour permettre une adoption plus large. Petite parenthèse, la filière paille devrait connaître une expansion significative dans les cinq prochaines années, grâce à un appel à projets de l'ADEME (12), porté par le RFCP, qui a obtenu des financements pour reconnaître diverses pratiques de construction en paille, y compris la paille porteuse.
12. POP2030 - Pour des Ouvrages en Paille 2030
Figure 15. POP 2030 (Pour des Ouvrages en Paille)
Malgré cela, sans cadre normatif clair, les constructions en paille porteuse sont souvent limitées. En effet, les murs portent des charges grâce à des bottes de paille précomprimées recouvertes d'enduits, formant des panneaux sandwich, qui n'ont pas des capacités portantes exceptionnelles. Ainsi, les constructions de rez-de-chaussée et de R+1 ne posent généralement pas de problème, mais dès qu'on envisage des niveaux supérieurs, comme le R+2, des questions de sécurité se posent. Pour le R+3, avec de petites bottes, nous n'avons pas encore de retours concrets.
Pour contourner cette limitation, nous travaillons à l'amélioration des performances thermiques des parois en paille porteuse, et nous envisageons l'utilisation de bottes plus grandes, appelées "bottes matelas", qui présentent de meilleures capacités portantes. Bien que cette méthode soit viable, elle implique l'utilisation de bottes plus larges. En France, environ 40 % des nouvelles constructions annuelles sont des maisons individuelles, et même si cette part diminue, il existe un potentiel énorme pour utiliser la paille porteuse dans la construction. À l'avenir, le développement se dirigera probablement vers des constructions co-portantes sur des bâtiments moins solides, soit en intégrant des bottes de 36 cm dans un mur de contrôle, soit en utilisant des bottes de 46 cm directement au sol, avec des possibilités d'ajout en demi-botte. En somme, l'avenir de la paille porteuse s'oriente vers des surélévations et des rénovations.
Figure 16. Construction en paille porteuse avec des bottes "matelas" de grande envergure.
M.L : Pour compléter ta réflexion sur les sections de bois, il est pertinent de considérer l’utilisation de plus petites sections de bois feuillu. Ces essences mettent en effet plus de temps à pousser, ce qui les rend généralement moins volumineuses. Cela présente un avantage important pour la filière bois, en optimisant l'utilisation de ressources qui pourraient autrement être considérées comme inadaptées pour des structures plus exigeantes.
Dans le cas de la paille porteuse, les lisses fonctionnent comme des poutres de répartition plutôt que comme de vraies poutres posées entre deux appuis. Cela nous permet d'employer des sections de bois plus petites. Par exemple, nous avons déjà utilisé des lisses en 6 x 8 cm, bien que ce soit peut-être un peu léger, mais une section de 45 x 145 mm est amplement suffisante pour cette application.
Cet aspect de la paille porteuse ouvre la porte à l’utilisation de bois qui ne serait pas forcément adapté pour des éléments structurels plus lourds, comme les poutres de plancher. Cela permet non seulement de diversifier les matériaux utilisés, mais aussi de valoriser des bois qui pourraient rester sous-exploités, tout en contribuant à une approche plus durable et locale de la construction. En somme, la paille porteuse facilite l'intégration de petits bois dans la structure, ce qui renforce encore l'intérêt de cette méthode de construction.