Mohamed Boussalh
De Terre et d'Eau
Mohamed Boussalh est un expert renommé dans le domaine de la préservation du patrimoine architectural au Maroc. En tant que Directeur du Centre de Restauration et de Réhabilitation du Patrimoine Architectural des Zones Atlasiques et Subatlasiques (CERKAS), il consacre sa carrière à la conservation des trésors architecturaux des régions montagneuses du pays.
Bonjour, Mohamed Boussalh, peux-tu te présenter?
Je suis Mohamed Boussalh, directeur du CERKAS (1), je suis encore conservateur du Ksar (2) d'Aït-ben-Haddou (3), classé patrimoine mondial par l’UNESCO (4) et point focal de la convention de 1972 (5). Le CERKAS a été créé par le ministère de la culture marocain en 1989 en collaboration avec l’UNESCO pour trouver des solutions aux problèmes de l’éclatement des architectures en pierre et en terre dans les vallées subsahariennes et présaharienne du Maroc. La création de ce centre est la concrétisation de nombreux travaux antérieurs, en particulier les inventaires réalisés depuis 1974 et les campagnes de travaux des années 1980 sur la revalorisation d’un nouvel habitat en terre contemporain, c’est également la concrétisation du site d’Aït-ben-Haddou avec son inscription en 1987 au patrimoine mondial de l’UNESCO.
Les objectifs de ce centre sont multiples, intervenir soit à travers des travaux de restauration et réhabilitation, soit à travers d’études historiques, anthropologiques et architecturales qui se rattachent au patrimoine bâti. Ce centre a aussi pour but de créer des partenariats avec d’autres centres chargés de la transmission des savoir-faire, et nous avons pour but d’assurer la formation des mâalems (6), des artisans de tous les corps de métiers liés à la construction et l’architecture en terre.
Les premières années d'existence du centre après sa création ont été difficiles. En effet, le territoire d’intervention est très étendu et les régions ont connu un éclatement fort après l’indépendance du Maroc en 1956.
Nous avons commencé notre travail de restauration en nous focalisant sur deux sites. En premier lieu, le Ksar Taourirt (7) (une demeure seigneuriale du XVIIème siècle) où nous avons installé les locaux du CERKAS au cœur de la ville de Ouarzazate et en second lieu le village fortifié de Aït-ben-Haddou, classé à la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Au début de l’existence de l’institution, il a été difficile de faire comprendre de l’intérêt du rôle du CERKAS et de trouver une légitimité forte auprès des populations, l’objectif était pour nous de transmettre l’intérêt et la beauté du patrimoine en terre marocain.
Nous avons donc passé quatre années à restaurer la Ksar de Taourirt avec dans l’idée de montrer au monde que nous pouvions revaloriser une architecture en terre à vocation d’habitat avec un nouvel usage contemporain en l'occurrence une institution . Ensuite nous nous sommes focalisés sur le site de Aït-ben-Haddou, mais il nous manquait énormément de connaissances sur le patrimoine existant au Maroc, alors nous avons commencé un travail d’inventaire sur les zones atlasiques (moyen atlas, haut et ancien atlas) en nous disant qu’il fallait d’abord reconnaître ce que nous voulions protéger.
Nous avons donc commencé un travail grandiose de recherches, d’inventaires et d'études en partenariat avec des institutions internationales.
A partir des années 2000, nous avons mené beaucoup de projets de grandes envergures à l’échelle internationale. A titre d’exemple, avec la région Wallonie-Bruxelles sur le référencement des greniers de la vallées d’Ounilla (8). Puis nous avons travaillé six années avec l’école polytechnique de Lausanne sur l’inventaire systématique par photographie aérienne de la vallée du Drâa (9). De 2010 à 2016, nous avons travaillé sur un plan de conservation des architectures de terre marocaines, à travers l’exemple de la Kasbah de Taourirt avec Getty Conservation Institute (10) de Los Angeles. En tant qu’organe du ministère nous avons restauré aujourd’hui près d’une trentaine de greniers, beaucoup de demeures seigneuriales, de maisons fortes, des interventions au niveau des Ksour également.
Aujourd’hui, le bilan n’est pas négatif, mais il reste énormément de travail à accomplir, le projet d’inventaire de restauration est ambitieux et la crise climatique nous pousse à accélérer nos réflexions sur le devenir de ce patrimoine.
1. Centre de conservation et de réhabilitation du patrimoine architecturale atlasique et subatlasique
2. Un ksar est un village fortifié nord-africain (architecture berbère) que l'on trouve en Afrique du Nord.
3. Le Ksar d'Aït-Ben-Haddou est un exemple éminent de ksar du sud marocain illustrant les principaux types de constructions en terre que l'on observe à partir du XVIIe siècle dans les vallées du Draa, du Todgha, du Dadès et du Souss.
4. Organisation des Nations unies pour l'éducation, la science et la culture.
5. La Convention du patrimoine mondial de 1972. Convention concernant la protection du patrimoine mondial, culturel et naturel qui établit un lien entre les concepts de préservation de la nature et de conservation du patrimoine culturel.
6. Un mâalem, littéralement « celui qui sait » ou « celui qui a un savoir-faire », est, au Maghreb, un maître en matière d'artisanat ou d'arts. Ce titre honorifique est donné aux personnes jugées dignes d'instruire ou de transmettre un savoir-faire.
7. Ksar Taourirt est un village fortifié dans la province de Ouarzazate, région de Draa-Tafilalet au sud-est du Maroc. Il est situé dans la partie ouest de la ville de Ouarzazate, contigu à la Kasbah de Taourirt. Ses constructions en pisé ou en adobe n'ont été que peu transformées depuis la première moitié du XXè siècle. Il reste en grande partie habité. Il comporte une mosquée et il y existait une synagogue jusqu'en 1956.
8. Élaboration d’études ethno archéologiques sur les greniers de la vallée de l’Ounilla en collaboration avec la Wallonie-Bruxelles (entre 2000 et 2005). La vallée d'Ounila s'étend entre Telouet et Aït Benhaddou. Elle constituait un point de passage obligé car c'est l'ancienne piste des caravanes des épices.
9. Le Drâa, fleuve du Draa ou oued Drâa est le plus long fleuve du Maroc avec 1 100 kilomètres. Sa vallée comporte une partie habitée avec de nombreuses oasis dans le Draa moyen, c'est la classique "vallée du Drâa" du Maroc touristique, et une partie désertique en aval de Mahmid el Ghizane.
Qu’évoque pour toi l’architecture en terre ?
Les premiers édifices construits par l’homme étaient en terre, pour moi cela renvoie donc à l’histoire de l’humanité.
D’autre part, au sein du classement du patrimoine mondial de l’UNESCO, 10% des sites classés sont totalement ou partiellement construits en terre.
On peut évoquer les sites emblématiques de Aït-ben-Haddou au Maroc Tombouctou et Djenné (11) au Mali, le palais royal Abomey (12) au Bénin, mais également les mosquées en terre de style soudanais du nord de la Côte d’ivoire (13) et d’autres civilisations de l’architecture de la terre comme en Amérique du Nord avec les indiens Pueblos. (14)
Aujourd’hui, la construction en terre est également une solution à la crise environnementale. Beaucoup d’institutions et d'État mènent des réflexions conjointes pour un retour à la construction en terre.
Pour moi, la construction en terre, c’est aussi un retour à nos origines et ce retour passe par une reconnaissance d’un long processus. A savoir, la reconnaissance des nombreuses techniques constructives différentes et la reconnaissance d’une architecture aussi. Lorsqu’on voit les constructions en terre aujourd’hui dans les vallées, on a l’impression qu’elles poussent du sol on comprend directement leur racines et leur origine, ce qui est différent de l’architecture en béton, où le ciment est un matériau exogène qui tombe du ciel et fait référence à un ailleurs mondialisé.
On pense souvent que l’architecture en terre est aussi le salut et la solution la plus efficace pour les pays les moins avancés (PMA) (15). Même si on méprise globalement l’architecte en terre aujourd’hui par rapport à l’architecture moderne, on sait que ce type de construction n'est pas cher et que sa mise en œuvre est très proche des habitants et répond à une nécessité sociale. En effet, c’est une architecture qui ne demande pas de transport, pas de gaspillage, très peu de transformation et d’apport en énergie. Enfin l’architecture en terre ne pollue pas, c’est une architecture propre en grande partie parce que les matériaux de base sont propres.
Aujourd’hui il faut donc construire en terre. D'autant plus que sur le plan technique, nous disposons de toutes les connaissances. Nous pouvons construire des villes, des bâtiments publics sans aucun problème.
Figure 1. Grenier de Sidi Moussa, vallée Aït Bouguemez
11. La grande mosquée de Djenné, au Mali : bâtie en 1907, elle reste l’un des plus grands édifices en terre crue au monde et constitue l’un des emblèmes de la culture de ce pays
13. Mosquées de style soudanais du Nord ivoirien
Vous avez de nombreuses années d’expérience dans le patrimoine, qu’est ce qu'on gagne à s’intéresser au patrimoine, quelle est la valeur que le patrimoine peut nous enseigner ?
Lorsqu’on évoque la notion de patrimoine, on pense au leg du passé. Le passé est porteur de toute une histoire, d’une identité, d’une organisation sociale, économique et politique. Si nous pensons patrimoine, cela veut dire que ce leg est arrivé jusqu’à nous, c’est donc un capital que nous devons conserver. Si j’emploie ce terme économique c’est pour aborder la notion de "richesse". Le patrimoine est pour moi, un trésor que nous devons conserver dans le futur.
Ce patrimoine nous enseigne énormément de choses, sans patrimoine nous n’avons pas de passé, de présent ni d’avenir. Concernant le Maroc, nous devons reformater notre conception du patrimoine, pour créer une vision propre qui ne soit pas calquée sur d’autres modèles d’autres pays du nord, industrialisés qui ne répondent pas aux mêmes enjeux. Au Maroc, nous vivons encore au milieu de notre patrimoine, il nous accompagne aujourd’hui.
Certes nous en avons perdu aujourd’hui une grande partie, mais nous conservons encore nos ksour, nos kasbahs, nos greniers et ceci est primordial. Ils ont perdu leur âme pour la plupart, mais ils ont le mérite encore d’exister.
Nous avons recensé avec le CERKAS environ 4000 villages communautaires et 800 kasbahs. Il faut cependant distinguer au sein du concept de kasbahs une pluralité de typologies de construction. En effet, ce concept inventé pendant la période du protectorat français englobe un nombre conséquent de réalités différentes, ksar, ksour, demeures seigneuriales, maisons fortes.
Enfin nous avons répertoriés environ 650 greniers collectifs, et d’autres typologies d’édifices religieux comme les mosquées en terre, les zaouïa (16), les marabouts (17), les forteresses, les tours de garde.
La notion de sauvegarde du patrimoine s’est développée au Maroc réellement à partir des années 1980, avec la création en 1985 de l’Institut National des Sciences de l’archéologie et du patrimoine (18) puis en 1988 avec la création de la direction du patrimoine (19). Cela fait 30 ans mais, 30 ans à l’échelle d’une nation ce n’est absolument rien. Au début des années 2000, nous avons développé au sein de l’université un master lié au patrimoine, maintenant les premières promotions sont sur de bons rails.
Figure 2. Grenier de Sidi Moussa, vallée Aït Bouguemez
16. Une zaouïa est un édifice religieux musulman qui constitue le centre autour duquel une confrérie soufie se structure. Par extension, elle désigne souvent la confrérie elle-même.
17. À l’extérieur du ksar, généralement dans son cimetière, on trouve toujours un ou plusieurs marabouts couvrant les tombes de maîtres sufis ou d’autres individus considérés saints par la communauté. Ces mausolées sont censés protéger le village et sont objet de visites pieuses, notamment de la part des femmes. Sa forme peut être très diverse, mais ils se caractérisent tous par sa coupole centrale.
Pourquoi est-ce pertinent de revenir à la construction en terre aujourd’hui ?
Tout d’abord, le retour à l’architecture en terre est synonyme d’un retour aux origines. Aujourd’hui la société humaine vit une crise climatique majeure qui a des conséquences réelles sur nos quotidiens. Par exemple, en 2010 nous avons vécu des orages terribles qui ont agressé les architectures en terre de la vallée d’Ounilla.
Aujourd’hui également, on est dans un crise spatiale, au niveau de l’habitat et de l’aménagement des territoires dans nos villes.
Lorsqu’on parle d’un retour à la construction en terre, ce n’est pas réellement un “retour” à proprement parler parce que nous vivons au milieu d’une architecture de terre dont les savoir-faire ont été perdus et oubliés au moment du protectorat. Avec l’indépendance le choix de la construction et du développement s’est tourné vers le béton.
Un des enjeux principaux est l’enjeu économique, nous avons mené une expérience à Ouarzazate pour comprendre le prix de construction d’une maison en terre en rez-de-chaussée. Sur un terrain de 150 m², nous avons donc construit une maison avec toutes les commodités modernes et nous sommes restés dans l’enveloppe des 100 000 Dirhams, c’est-à-dire moins de 10 000 euros. Nous aurions pu construire sur plusieurs niveaux sans aucun problème, nous sommes dans une région sismique, qui possède pourtant de nombreux bâtiments en terre de plus de trois siècles et qui dépassent sans problème les 15 mètres de hauteur. Ces exemples démontrent l’ingéniosité des mâalems (20).
Le second point important selon moi, c’est que la terre est un matériau très peu polluant qui ne demande que peu de transformation et de transport. Ce matériau accompagne l’humain depuis le début de l’humanité.
Le troisième argument en faveur de la terre concerne l’enjeu thermique. Je vis actuellement dans une maison en ciment du côté de Ouarzazate, et je vois maintenant la période estivale commencer dès le mois de mai. La fournaise dure maintenant de mai à octobre, quasiment la moitié de l’année. C’est une réelle souffrance pour les populations qu’on ressent d’autant plus que l’on vit dans une maison en ciment. Les nuits sont plus chaudes, et le jour est infernal.
Il faut bien comprendre que la plupart des villes du sud-est du Maroc sont des "villes nouvelles” qui correspondent à des aménagements urbains réalisés dans les années 1930, par les militaires français. Errachidia, Tinghir, Tata, toutes ces villes étaient des postes militaires. Lorsque les militaires sont arrivés dans ces provinces, ils ont trouvé des ksour, des kasbahs, mais ont décidé de construire en ciment. De ce point de vue, nous avons loupé une occasion historique de proposer une architecture située en terre et durable.
Si vous travaillez dans ces contextes urbains, vous verrez rapidement que toutes les façades possèdent des climatiseurs. l’énergie dégagée pour produire du froid est phénoménale. Aujourd’hui ces villes s’accroissent, Ouarzazate dépasse les 100 000 habitants. Faut-il une décision politique radicale ? Avons-nous un retard de de développement au niveau de la formation des architectes et ingénieurs et des techniques constructives ? Je ne prétends pas avoir la solution.
Les Ksour sont représentatifs d’une organisation économique, politique, sociale et culturelle qui n’existe plus. Aujourd’hui en 2021, nous sommes dans un autre modèle de société qui nous impose une forme d’aménagement de nos territoires. Nous pourrions avoir une vision plus globale et plus lointaine, tournée vers le matériau de construction pour proposer une architecture “située” dans nos vallées présahariennes.
Les populations détiennent tout ce savoir, il faudrait que les institutions et l’Etat prennent des décisions fortes. Que voulons-nous pour le futur de nos vallées ? Faut-il développer les constructions dans nos vallées avec la même vision moderniste que nous mettons en œuvre dans les villes, les plateaux, la côte atlantique ?
Les vallées ont des caractéristiques propres, elles sont fragiles mais les hommes qui les habitent ont réussi à conserver une forme d’équilibre. Aujourd’hui nous avons clairement brisé cet équilibre fragile au niveau de l’exploitation de l’espace, au niveau de la gestion de l’eau, au niveau de l’exploitation agricole des terrains, au niveau de la gestion des palmiers, et au niveau de l’habitat.
Il faut être réaliste et beaucoup de vallées sont en train de mourir actuellement, tout comme les palmeraies (21) qui souffrent beaucoup. Afin de protéger ces espaces, il faut mettre en place un arsenal juridique pour en premier lieu déclarer ces espaces comme “patrimoine national” puis proposer un modèle de développement soutenable en lien avec la fragilité de ces territoires.
Il faut enfin aujourd’hui que le Maroc reconnaisse le matériau terre sur le plan juridique. Le maroc n’a jamais reconnu les matériaux de construction comme la pierre et la terre, il y un grand vide juridique sur ce point. Il y a une loi qui a été votée en 2013 sur la question sismique mais sans ses décrets d’application.
Enfin il y a une image associée à la construction en terre qu’il faut changer auprès des populations. Trop souvent ce type de construction est associé à une architecture pauvre et rurale.
Le problème principal reste la question juridique, souvent nous sommes désarmés. Beaucoup de constructions n’ont pas de statut légal et les propriétaires sont inconnus. Les héritiers sont souvent très nombreux, j’ai déjà recensé plus de 60 héritiers pour une kasbah. On choisit trop souvent de laisser s’effriter les bâtiments comme du sucre. La terre retourne à la terre. Nous ne pouvons donc pas intervenir sur un patrimoine qui n’est pas classé. Il existe une grande différence entre un patrimoine non-classé et un patrimoine classé, en termes de reconnaissance et de restauration. Aujourd'hui quelques kasbahs sont classés seulement, quelques ksour, un seul grenier sur les 560 reconnus.
Figure 3. Grenier de Sidi Moussa, vallée Aït Bouguemez
21. Une palmeraie est une parcelle agricole destinée à la culture des palmiers. Le Maroc renferme la plus grande palmeraie du monde qui s'étale sur environ 200 km de longueur pour 18 km de largeur le long de la vallée du Draâ allant de Agdz à M'Hamid El-Ghizlane en passant par Zagora
Comment peut-on pérenniser le savoir-faire des artisans ?
Nous pouvons en premier lieu organiser des formations et promouvoir une formation continue des artisans. Il faut penser également que si l’on forme des gens qualifiés pour la construction en terre, il faut un marché derrière qui puisse se développer, s’il n’y a pas de demandes alors tout cela ne sert à rien. Aujourd’hui au Maroc, le marché de la restauration est très limité, nous n’avons que peu de marchés sur une année, les pouvoirs publics doivent légiférer pour ouvrir un nouveau marché. Avec le CERKAS par exemple, nous n’avons qu'un ou deux marchés publics par an.
Dans le secteur privé, lorsqu’un entrepreneur arrive à dégoter un marché, il arrive avec ses moyens humains et matériels. Nous nous imposons de recruter des mâalems locaux, de former des gens du village, qui eux-mêmes formeront d’autres artisans et créeront des entreprises spécialisées dans la construction en terre.
Après il faut que la demande existe, par exemple avec le CERKAS après le texte de loi de 2013, nous n’avons encore reçu aucune demande de construction en terre. On parle d’un engouement et d’un retour à l’architecture en terre, mais lorsqu’on regarde les chiffres et bien nous n’avons reçu encore aucune demande.
Figure 4. Toiture-terrasse village Tanagmalt
Est-ce qu'au Maroc le tourisme est le seul levier pour revaloriser le patrimoine?
Il faut d’abord parler de la question de la restauration des kasbahs qui souvent se fait dans la contrainte d’utiliser des matériaux exogènes comme le béton et le ciment. On a obligé les propriétaires à utiliser des ferraillages, du ciment pour avoir l’autorisation d’exploiter les kasbahs pour le tourisme.
Il faut ensuite se poser la question du nombre de kasbahs historiques qui ont été restaurés et exploités. Il existe beaucoup de fausses kasbah, des interprétations historiques complètement en béton armé recouvert d’un enduit à la terre. Il faut donc bien faire la différence entre ce qui appartient au patrimoine et les pastiches construits récemment.
Cette question touristique, nous la considérons au Maroc comme un “mal nécessaire”, qui nous a permis de développer des régions fragiles et d’apporter des devises étrangères.
Nous avons donc reçu cette manne touristique avec les bras grands ouverts, et après ce tourisme de masse, nous cherchons maintenant des alternatives, “un tourisme culturel”, “un éco-tourisme”, un tourisme vert”...etc. Mais cela reste toujours un tourisme de masse selon moi.
Les vallées subsahariennes étaient des vallées d’agriculture, les vallées ont toujours été lié à ces activités de production de palmiers, de luzerne, de légumineuses, d’arbres fruitiers avec un savoir-faire liée à l’agriculture “à degrés” ou “à étage”. Selon moi aujourd’hui, il faut re-développer cette agriculture en premier lieu et prendre le tourisme comme une ‘cerise sur le gâteau”. Nous ne devons plus baser toute notre économie sur une activité aussi fragile que le tourisme. Nous le voyons aujourd’hui avec cette crise sanitaire, dans les vallées de Ouarzazate ou bien à Marrakech, les touristes ne viennent plus et près de 80% des cafés et restaurants sont fermés, 20% tournent au ralenti.
Au niveau du patrimoine, le tourisme de masse a un impact conséquent, il est difficile de canaliser la manne touristique sur les sites fragiles. Aujourd'hui le tourisme qui vient chez nous écrase trop souvent le patrimoine. Nous ne sommes pas préparés pour recevoir ce tourisme, on dénature trop souvent les régions. Construire l’économie d’une région sur une activité fragile, tout comme l’industrie du cinéma à Ouarzazate, est risqué. Il ne faut pas chercher de l’argent facile, mais plutôt chercher une durabilité.
Figure 5. Blocs d'adobe quartier juif de Tinghir.
Très souvent l’usage des bâtiments historiques, ne correspond plus aux mœurs actuelles ? Est-ce qu’il faut changer la fonction des bâtiments pour qu’il puisse continuer à vivre ?
Le plus important est de proposer une nouvelle architecture à base de terre. On a abandonné des villages en terre à 100%, et maintenant on tente de les réinvestir en reconstruisant en terre, mais il faut arrêter avec ce dogme. La question n’est pas celle de la construction en terre, mais celle de l’organisation même des villages. Aujourd’hui, on ne peut pas imposer de construire en terre, les villageois ne comprennent pas, cela ne fait plus de sens. Le modèle des ksour n’est plus d’actualité.
Le problème vient des interventions dans les villages, aujourd’hui au lieu de reconstruire une école de la réhabiliter en terre, on va préfère la laisser en ruine et construire un bâtiment neuf en béton juste à côté. La réhabilitation pose des problèmes juridiques, on pense que c’est plus long, plus compliqué et cela repousse les initiatives.
Il faut créer un nouveau modèle bioclimatique qui parle aux habitants. Il faut que les gens voient de leurs yeux, l’intérêt de la construction en terre sur les gains d’énergie, d’argent. Ce modèle ne doit pas s’arrêter aux initiatives privées, mais doit être promu par l’Etat. Ce dernier ne peut pas encourager ce type de constructions, si l’on construit pour le compte du ministère de l’éducation des écoles primaires en béton par exemple, cela ne fait pas de sens.
Il faut donc trouver de nouveaux modèles de développement, et c’est la problématique principale. Restaurer juste un élément au milieu des ruines, cela ne peut pas marcher. Le choix du sentimental et de la nostalgie n’est pas la solution. Dans les restaurations, on voit pourtant beaucoup cela, on restaure le marabout du ksar, la mosquée, la Zaouïa (22). C’est très symbolique mais cela ne marche pas.
Figure 6. Kasbah sur la route des milles kasbahs
22. Zaouïa [Au Maghreb] ; Établissement religieux et scolaire pouvant héberger étudiants et voyageurs., établissements religieux et scolaires pouvant héberger étudiants.
Il y a une génération qui arrive avec une conscience environnementale et qui est convaincue de l’intérêt de construire en terre, est-ce que vous avez un message à leur transmettre ?
C’est très bon signe de s’orienter vers les matériaux traditionnels, en particulier la terre, c’est un point de départ essentiel, cependant j’ai peur que cette jeune génération tombe dans la frustration car les blocages administratifs sont nombreux. Il faut aujourd’hui que les institutions et en premier lieu l’État encouragent ces nouvelles initiatives et ces jeunes par mécanismes de défiscalisation ou autre. Il faut aider les entrepreneurs et trouver des mécanismes de différenciation pour ceux utilisant exclusivement des matériaux locaux. Il faut valoriser les nouveaux entrants dans ce type de construction et encourager la formation.
Pour vous donner un exemple, avec le CERKAS nous organisons des stages de restauration et il est difficile de trouver des Marocains, beaucoup de gens s’inscrivent et viennent de l’étranger (France, Espagne, Belgique, Autriche, Suisse, Allemagne). Le CERKAS a reçu deux promotions en formation, la première en 1989 et la deuxième en 1991. Les étudiants de l’École d’architecture de Rabat s'arrêtent là. En trente ans, rien de plus. Par contre les autres écoles d’architecture de Valence, Barcelone, Vienne sont venues suivre nos enseignements. L’architecture en terre est un thème passionnant, ambitieux qui représente l’avenir de ce pays.
Avec le CERKAS, nous avons travaillé pour l’UNESCO sur un grand programme pour le patrimoine mondial pour l’architecture de terre entre 2007 - 2017 (23). Nous avons réalisé des expertises dans plusieurs pays d’Afrique de l’ouest (Mauritanie, Mali, Niger, Bénin, Côte d’Ivoire) et j’ai pu voir l’importance de beaucoup de dégradations sur les architectures en terre. Mais il existe quand même beaucoup d’avenir pour cette architecture avec des exemples, particulièrement au Yémen, d’architecture de terre en milieu urbain de grande hauteur. Je pense qu’il faut promouvoir cette architecture qui est profondément humaniste et pleine d’humanité dans sa mise en œuvre.
Figure 7. Kasbah sur la route des milles kasbahs
23. Le Programme du patrimoine mondial pour l'architecture de terre (WHEAP). https://whc.unesco.org/fr/architecture-de-terre/
Est-ce que le CERKAS ne devrait pas jouer le rôle d’unifier toutes les initiatives autour de la construction en terre ?
L’institution qui possède un budget peut unifier et réaliser ce qu’elle veut, nous n’avons pas d’argent. De plus, comme le texte de loi n’existe pas, nous n’avons aucun pouvoir de restriction. Sans texte de loi, le CERKAS n’est responsable de rien. J’interviens mais je ne peux pas m’opposer aux projets.
La première des choses à faire serait donc de créer une institution qui aurait le pouvoir d’arrêter les projets. Normalement, sur les grands projets il faudrait mettre en place un comité scientifique pour étudier le patrimoine mais au Maroc, les marchés publics ne fonctionnent pas ainsi, l’entrepreneur qui gagne le marché fait ce qu’il veut.
J’espère profondément que la situation s’améliorera pour le patrimoine en terre et ce type d’architecture dans l’avenir, parce qu’il ne faut pas perdre de temps, nous sommes dans une situation d’extrême fragilité, si nous n"agissons pas, il ne restera plus rien demain.
Figure 8. Ksar d'Aït-Ben-Haddou
Figure 9. Grenier collectif du Ksar d'Aït-Ben-Haddou